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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/528

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séminaires ont encore leurs journaux manuscrits, et, en arrivant au gymnase ou à l’Université, jeunes gens et jeunes filles ont la plupart pour premier soin d’apprendre et de copier des pièces interdites.

À défaut de la copie manuscrite ou hectographiée, il reste la parole, qui ne laisse pas de trace, et la mémoire, où se gravent impunément propos séditieux et chants révolutionnaires sans que la censure ou la police y aient rien à voir. C’est ce qui se fait tous les jours ; plus d’un Russe m’a raconté avoir appris par cœur des vers ou des contes prohibés dont, par défiance de la police, il n’osait garder copie. Tout cela peut paraître assez innocent et puéril, mais ces curiosités d’écolier, qu’on est tenté de prendre pour des espiègleries enfantines, ont un grand inconvénient : elles dressent les jeunes gens à la dissimulation, aux mystérieux conciliabules ; elles leur donnent le goût des affilialions clandestines.

Si l’on nous demandait ce qui partout profite le plus du manque de liberté de la presse, nous répondrions que ce sont les sociétés secrètes. On pourrait dire a priori que, dans tout État, il y a d’autant moins de sociétés occultes que la parole est plus libre. La propagande souterraine hérite de tout ce qu’on enlève à la presse publique. C’est là un phénomène facile à constater dans la Russie actuelle, comme dans l’Italie d’avant 1860. Je demandais à un Russe, il y a déjà une quinzaine d’années, si, de son temps, il y avait à l’Université des sociétés secrètes. « Non pas précisément, me répondit-il, nous nous réunissions seulement par petits groupes pour lire en cachette des livres prohibés et réciter des chansons interdites. » Ainsi a commencé plus d’une association révolutionnaire : de tels conciliabules en portent le germe. On se prête des livres défendus, on les copie à l’insu de ses maîtres, on se cotise pour en acheter, et peu à peu on est lié par un secret commun et compromettant. La crainte des espions ou des délateurs fait qu’on se jure le silence, et, plus la police est ombra-