Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/529

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

geuse, plus on se sent solidaire. Avec de telles habitudes, les amitiés de jeunes gens deviennent aisément de la complicité ; ce sont des chaînes souvent difficiles à briser. Là même où, à proprement parler, il n’y a pas de sociétés secrètes, il y en a tous les éléments. C’est ainsi, à l’abri même des lois contre la liberté de la pensée, que se développe chez les jeunes gens l’esprit révolutionnaire sous sa forme la plus pernicieuse. Et, en Russie, le mal n’est pas nouveau : il remonte jusqu’à Nicolas ou, mieux, jusqu’à Alexandre Ier puisqu’à la mort de ce prince les sociétés secrètes du Nord et du Sud se croyaient assez fortes pour tenter une révolution. À la clandestinité, le meilleur remède est la libre publicité.

On dit souvent que les mauvaises doctrines se propagent par la presse, cela est vrai ; mais de tous les moyens de propagande révolutionnaire, c’est peut-être encore le moins redoutable, car c’est le plus facile à surveiller et à combattre à armes égales. La propagande orale et cachée, telle qu’elle est en usage en Russie, cette propagande mystérieuse et insaisissable, dont les progrès ne peuvent être suivis ni la marche arrêtée, mine sourdement des institutions qui semblent respectées de tous, et exerce des ravages d’autant plus profonds qu’elle prête plus aux illusions et aux surprises. C’est une chose singulière que le pays de l’Europe où la presse semble le plus redoutée, est un État où les journaux ne peuvent trouver accès qu’auprès du petit nombre, l’immense majorité restant illettrée.

Dans sa lutte avec les doctrines subversives, tout gouvernement devrait faire le vœu du héros homérique, qui, pour lutter avec les dieux, ne leur demandait que de se laisser voir. Aucun n’aurait eu plus d’intérêt que le gouvernement russe à combattre ses ennemis à visage découvert, car le premier effet de la lumière eût été de montrer à tous le petit nombre des troupes ténébreuses qui, grâce à l’obscurité dont elles s’enveloppaient, le tenaient en échec.