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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/538

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inhérentes au régime politique. C’est cette sorte de diète spirituelle qui, en aigrissant et faussant les esprits, en débilitant les tempéraments, en surexcitant le système nerveux, a prédisposé les Russes aux appétits bizarres, aux emportements passionnés et aux rêveries maladives.

Comment expliquer autrement l’indulgence ou la faveur que les idées d’opposition, si ce n’est les sophismes révolutionnaires, rencontrent dans les classes manifestement intéressées au maintien de l’ordre social ? En Russie, nous l’avons déjà constaté[1], ce n’est point dans le peuple des villes ou des campagnes, dans les classes les plus déshéritées et en apparence le plus en droit de se plaindre, que se sont recrutés les plus nombreux et les plus zélés adversaires du gouvernement. C’est au contraire dans les classes cultivées et naguère encore dites privilégiées ; c’est dans la mince couche civilisée que, par opposition aux masses populaires, on désigne du nom d’intelligence[2]. À cela rien de surprenant, les hommes cultivés étant naturellement ceux auxquels les discordances intérieures du pays sont le plus sensibles et le plus pénibles. Aussi est-ce par eux et par la haute aristocratie que, dès le règne d’Alexandre Ier, les idées révolutionnaires ont, avec les idées libérales, commencé de s’infiltrer dans l’empire. Depuis lors, depuis l’échec des conjurés de 1825, bien des progrès ont été accomplis et des abus supprimés ; mais, selon la profonde remarque de Tocqueville, à propos de l’ancienne France, c’est souvent au moment où les abus sont devenus le moins lourds qu’ils deviennent le plus irritants. Si l’excentrique intempérance des théories subversives et les cruels attentats des fauteurs de la révolution ont singulièrement affaibli, dans la haute société, la vogue des thèses révolu-

  1. Voyez tome I, livre V, chap. iii, et livre VI, chap. iii.
  2. D’après une statistique de 1880, les quatre cinquièmes des agitateurs arrêtés par la police étaient des nobles, des fils de prêtres, des fils de fonctionnaires ou d’officiers, de marchands ou de bourgeois notables ; 20 pour 100 seulement étaient de petits employés, des ouvriers ou des paysans enrôlés pour la propagande.