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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/542

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entoure, avaient emporté du foyer une solide éducation première, s’ils gardaient avec leurs parents des relations d’affection et de respect ; mais, pour beaucoup d’entre eux, cela ne saurait être. Les parents, alors même qu’ils seraient dans le voisinage, ne pourraient conserver un grand ascendant sur des enfants auxquels ils sont intellectuellement inférieurs. Nous touchons ici à un fait capital pour l’intelligence du radicalisme russe. Un grand nombre des élèves des écoles et des universités sortent de familles pauvres, peu instruites, incapables de leur donner aucune direction. Un grand nombre des étudiants sont presque indigents, et ne doivent leur instruction qu’à la générosité publique ou privée. Les Russes, qui se vantent de n’avoir pas de prolétariat économique, possèdent une sorte de prolétariat intellectuel, de paupérisme universitaire que l’État et le pays entretiennent à leurs frais.

Il en était ainsi chez nous-mêmes, au moyen âge, parmi les étudiants et les clercs, attirés des quatre coins de l’Europe, au pied de la montagne Sainte-Geneviève ; mais alors la jeunesse avait une direction, l’Église, et l’esprit, un frein, la foi ; alors les étudiants se nourrissaient des scolastiques au lieu de se repaître de Darwin, de Renan ou de Karl Marx. Aujourd’hui même, la Russie est loin d’être le seul pays que la brusque diffusion d’une instruction souvent mal équilibrée menace d’une sorte de déclassement social. La France et tous les États du continent, y compris l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, sont plus ou moins atteints du même mal[1]. En Russie, cette plaie de nos sociétés modernes est peut-être encore moins étendue ou moins profonde qu’ailleurs ; mais elle est envenimée et rendue plus dangereuse par le tempérament et par l’âge de la nation. Nulle part, les classes populaires ou peu aisées ne sont, intel-

  1. Voyez, par exemple, une étude d’un professeur de l’Université de Vienne : (Revue Internationale de l’enseignement, oct. 1885). M. de Bismarck a lui-même signalé, dans un de ses discours, ce prolétariat de bacheliers, « Abiturienten Proletariat ».