Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/557

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre l’ordre social, contre les classes riches et la propriété. Le paysan, dans son ignorance, a une sorte d’aveugle logique qui lui fait ouvrir l’oreille aux fallacieuses rumeurs des instigateurs de désordre. Grâce à sa grossière conception de la souveraineté et de la société, les révolutionnaires peuvent, auprès du peuple qui les réprouve, utiliser leurs attentats contre le souverain, au profit de leur propagande subversive. Il pourrait, à certaines heures, se trouver des moujiks pour venger, sur les seigneurs et les fonctionnaires, les crimes commis contre le tsar. Une des formes que peut prendre la révolution en ce singulier pays, c’est, selon la sinistre prédiction de G. Samarine[1], un soulèvement populaire au nom de l’empereur, contre les classes cultivées, contre tous les représentants de la civilisation occidentale.

Si les convoitises du moujik ne troublent pas plus souvent l’ordre matériel, la Russie en est en partie redevable à la confiante ingénuité du paysan. Il est si convaincu de voir l’empereur réaliser un jour ses rêves, qu’il en attend patiemment l’exécution. Se montre-t-il disposé à devancer l’heure fixée par l’autorité souveraine, à se mettre de ses propres mains en possession des domaines seigneuriaux, c’est que, sur la foi des émissaires révolutionnaires, il croit en cela même obéir aux volontés impériales. En 1879, par exemple, on a jugé à Kief une quarantaine de paysans du district de Tchighirine convaincus d’avoir formé des associations clandestines, dans le dessein de prendre possession des terres n’appartenant pas aux conununautés de village. Ces associations, organisées militairement sous le nom de droujinas (compagnies), comptaient comme membres plus d’un millier d’affidés, tous paysans, sauf les instigateurs. Or il a été constaté qu’en entrant dans ces droujinas révolutionnaires les moujiks croyaient obéir à la volonté du tsar, dont les meneurs s’étaient donnés comme les secrets messagers.

  1. Voyez plut haut, livre 1, fin du chapitre i.