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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/558

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Voilà le peuple russe ; s’il a des instincts socialistes, c’est d’en haut, c’est de la main paternelle du tsar qu’il attend le signal de ses revendications. Il a toujours l’oreille ouverte aux imposteurs, et aujourd’hui, comme aux trois siècles précédents, comme au temps des faux Dmitri et de Pougatchef, pour avoir quelque chance de soulever un mouvement populaire, il faut parler au nom de l’autocrate ou d’un pseudo-empereur.

En Russie, le principal obstacle à une révolution n’est point dans la raison publique ou le bon sens national ; il n’est pas non plus dans l’état social, dans la satisfaction ou la résignation des masses : il est surtout dans l’esprit de vénération du bas peuple, dans son respect presque également religieux pour la personne du souverain et pour la loi divine. Sous ce double rapport, les « nihilistes » l’ont pris le plus souvent à rebours, et c’est ce qui explique leur peu de succès. À bien des égards, on pourrait dire qu’en Russie le trône est la clef de voûte de tout l’édifice social ; c’est pour cela que les révolutionnaires ont tenté de porter leurs coups jusqu’à lui. Le maintien même de la propriété dépend en grande partie de la solidité du trône ; tout croulerait avec ce dernier parce que tout s’appuie sur lui.

Ce que pourrait être une révolution populaire en Russie, le passé suffit à l’apprendre. Avec le socialisme agraire, les provinces reverraient la sanglante jacquerie de Pougatchef. Une révolution, chez le peuple de l’Europe le plus ignorant et le plus crédule, dépasserait probablement en barbarie toutes nos Terreurs et nos Communes. Les Russes qui cherchent à déchaîner les passions populaires ne se font guère illusion ; ils n’ont pas sur la placidité, sur la bonté moutonnière du peuple, la naïve assurance des philosophes du xviiie siècle. Beaucoup sentent qu’eux-mêmes seraient la proie du monstre par eux provoqué. Ils savent que, pareils au Samson de l’Écriture, ils risquent de s’ensevelir sous les ruines faites par leurs mains. « Le peuple, écrivait jadis un des coryphées