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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/559

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du radicalisme, en cela d’accord à son insu avec les sombres pressentiments du slavophile Samarine, le peuple, ignorant, plein de préjugés grossiers et d’une haine aveugle pour tous ceux qui ont abandonné ses sauvages coutumes, le peuple ne ferait aucune différence entre les gens qui portent l’habit allemand (européen) ; avec tous, il agirait de la même manière ; il ne ferait grâce ni à la science, ni à la poésie, ni à l’art : il détruirait toute notre civilisation[1]. »

L’unique base de l’ordre politique et social en Russie est la confiance du peuple dans le souverain. Quelque inébranlable que semble encore aujourd’hui cette foi du moujik dans le tsar, il ne faudrait pas s’y reposer entièrement. Dans les villes, dans la capitale notamment, l’audace des conspirateurs, l’apparente impuissance du gouvernement, l’attitude effacée du tsar, invisible au fond d’un palais solitaire, semblaient, avant le couronnement d’Alexandre III, avoir entamé le prestige séculaire de l’autocratie. « La Russie n’a plus de tsar », disaient à Pétersbourg des hommes du peuple, au printemps de 1882[2]. Dans les provinces et les campagnes même, divers symptômes montrent que l’on ne peut toujours compter sur la docilité, sur le dévouement, sur l’abnégation du peuple. Les troubles contre les juifs, par exemple, ont révélé chez lui des instincts de violence et de rapine que, chez ce peuple, à la fois crédule et défiant des autorités officielles, les agitateurs pourraient un jour tourner d’un autre côté.

  1. Tchernychevski : Pinna bes adressa (Vpered, 1874, p. 254).
  2. Parmi les nombreuses légendes déjà formées sur la fin tragique d’Alexandre II, il en est qui trahissent les doutes et les perplexités, suscités chez le peuple par des événements pour lui aussi inexplicables. Voici par exemple une légende en circulation dans certaines contrées de la Petite Russie. Lorsque Dieu apprit le quatrième attentat contre le tsar Alexandre, il fit venir saint Nicolas et lui dit : Pour qu’on en veuille ainsi au tsar, il faut qu’il ait commis des iniquités ; protège-le encore une fois contre ses ennemis ; mais, s’il ne se corrige point, abandonne-le à son sort. Et saint Nicolas protégea le tsar lors du cinquième attentat (explosion du palais d’Hiver) ; mais, le tsar ne s’étant pas corrigé, saint Nicolas le laissa succomber.