Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/575

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Divisée en elle-même et travaillée par des rivalités d’influence et des conflits de doctrine, partout en proie à des soupçons de trahison et d’espionnage, pauvre en ressources, presque tout entière besogneuse et obligée de gagner son pain au jour le jour, cette émigration révolutionnaire n’est pas plus en état de subventionner les conspirateurs que de diriger leurs bras. Genève, Paris, Londres, sont trop loin de Pétersbourg, ils n’ont avec la Russie que des communications trop lentes et incertaines pour que la main de quelques exilés puisse, à cinq ou six cents lieues de distance, tenir les fils ténus de conspirations qui exigent avant tout du secret, de la promptitude et de brusques résolutions. Et de fait, ces réfugiés russes n’ont été ni les premiers informés, ni les moins étonnés du meurtre d’Alexandre II. Quoi qu’on en dise, ces terribles guerres d’embûches et de surprises ne sont pas de celles qui puissent être conduites de loin, du fond d’un cabinet, à la manière d’une partie d’échecs : il y faut être sur le terrain et donner de sa personne.

Aussi pourrait-on dire que, parmi les membres de l’émigration russe, les théoriciens de la révolution, parfois désignés comme les meneurs du mouvement « nihiliste », ont peut-être en réalité eu moins d’influence sur les révolutionnaires de leur lointaine patrie que sur les socialistes des pays qui leur ont donné l’hospitalité[1]. S’il est une chose certaine, c’est que le terrorisme russe n’a point eu à sa tête de Mazzini, combinant tranquillement au dehors des attentats exécutés par d’aveugles émissaires.

Les procès mêmes des conspirateurs ont montré que toutes les grandes conjurations avaient été ourdies sur place par des hommes dont la plupart n’avaient jamais respiré l’air de l’Occident. Au lieu d’être le point de départ et pour ainsi dire le berceau des conspirateurs, la Suisse ou

  1. Ainsi en a-t-il été, croyons nous, du prince Kropotkine, comme avant lui de Bakounine lui-même.