Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/66

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encore, près de deux siècles après Pierre le Grand. De nos jours même, nous devons le répéter, la religion est restée la pierre angulaire de l’Empire. Sur elle repose tout l’État autocratique. Il nous faut terminer ces réflexions par où nous les avons commencées. La Russie n’est pas seulement un pays chrétien, c’est encore, à bien des égards, un État chrétien. Et, quand nous disons qu’elle est demeurée un État chrétien, nous avons bien moins en vue la situation légale de l’Église, ou la conception officielle de l’État, que les notions populaires.

Les vieilles lois russes donnent fréquemment à l’empereur le titre de souverain chrétien, et c’est à ce titre qu’elles reconnaissent aux tsars une autorité sans limite. Le code, le svod, débute en proclamant le pouvoir autocratique et en réclamant pour lui l’obéissance au nom de la loi divine, dans les termes mêmes prescrits par l’apôtre[1]. Mais, encore une fois, ce qui fait de la Russie un État chrétien à base religieuse, c’est bien moins la loi et l’enseignement officiel de l’État ou de l’Église que la notion de l’immense majorité du peuple. Pour le paysan, le tsar est le représentant de Dieu, délégué par le ciel au gouvernement de la nation. Là sont, pour la conscience populaire, le principe et la justification de l’autocratie. Là est la raison de l’espèce de culte public et privé rendu par le moujik au tsar, oint du Seigneur. Il a réellement pour son souverain une religion souvent poussée jusqu’à la superstition ; mais le culte qu’il lui rend dans son cœur, comme par ses actes, le paysan le fait remonter au Dieu que l’Église appelle le roi des rois et ses livres slavons le tsar éternel. C’est pour cela qu’il se courbe et se prosterne devant lui et parfois se signe à son passage, comme devant les saintes icônes. Pour son peuple, l’empereur sacré au Kremlin a un caractère strictement

  1. « L’empereur de Russie est un monarchie autocratique au pouvoir illimité (néogranitchennyi). Dieu lui-même commande qu’on soit soumis au pouvoir suprême, non seulement par crainte du châtiment, mais encore par motif de conscience. » Ce sont les termes de saint Paul : Romains, XIII, 5.