Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/67

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religieux ; le tsar est le lieutenant et comme le vicaire de Dieu ; cela explique l’autorité et l’ingérence que le peuple orthodoxe lui a laissé prendre dans l’Église. À plus forte raison, cela explique l’esprit de docilité, des masses, le peu de goût d’une grande partie de la nation pour les libertés politiques. Le tsar gouvernant au nom de Dieu, n’est-il pas impie de lui oser résister ? L’Église ne lance-t-elle pas, chaque année, l’anathème contre les téméraires qui ne craignent pas de mettre en doute la divine vocation du tsar et contre les rebelles à son autorité[1] ? La soumission aux puissances n’a-t-elle pas été commandée par l’apôtre ; et l’obéissance et l’humilité ne sont-elles plus les premières vertus chrétiennes ? Ces sentiments ne sont pas toujours confinés dans le peuple. L’un des chefs du slavophilisme, Constantin Aksakof, dans un mémoire remis à l’empereur Alexandre II, le conjurait de ne pas se dessaisir de l’autocratie, parce que, de toutes les formes de gouvernement, c’était la plus conforme à l’Évangile[2].

Un survivant des luttes du nihilisme, se plaignant des privilèges accordés au clergé, s’attaquait à ce qu’il appelait la théocratie russe[3]. Ce mot jeté à la légère, comme un reproche banal, par un révolutionnaire, pourrait, à bien des égards, être pris au sens propre. Le gouvernement russe n’est pas sans droit au titre de théocratique. Chez lui, la théocratie est à la base de l’autocratie. Et cela n’a rien de surprenant : il en a été de même ailleurs. Chrétiens

  1. « À ceux qui pensent que les monarques orthodoxes ne sont point élevés au trône par suite d’une bienveillance spéciale de Dieu ; et que, lors de l’onction (à leur sacre), les dons du Saint-Esprit ne leur sont point infusés pour l’accomplissement de leur grande mission ; et qui osent se soulever contre eux et se révolter, tels que Grichka, Otrépief, Jean Mazeppa et autres pareils : anathème, anathème, anathème. »
      Ces imprécations, particulières à l’Église russe, sont récitées solennellement dans l’office « de l’orthodoxie », où elles font suite aux anathèmes contre les athées et les hérésiarques.
  2. Mémoire rédigé à l’avènement d’Alexandre II et publié, en 1881, par Ivan Aksakor, pour l’édification de l’empereur Alexandre III.
  3. Stepniak (pseudonyme) : Russland under the tzars, Londres, 1885.