Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/128

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de toute la pensée logique et morale nouvelle, il reste cependant attaché au mythe et à la pensée populaire. Il se prépare dans son esprit une synthèse nouvelle, révolutionnaire à la fois et traditionaliste.

Certes, Empédocle conçoit l’unité de l’être comme Parménide. Mais il la conçoit comme une vie unique. Il a existé à l’origine un grand vivant, dont nous sommes les membres épars. Ce temps-là fut celui de la divinité bienheureuse. Mais le divin est déchiré par la haine. Depuis lors, tout est dispersé et tout est mort : et c’est là notre temps. La terre est une « plaine de détresse » (Ἄτης λειμών (Atês leimôn)). On y rencontre le meurtre, la rancune et toutes les Kères. Les douleurs dont souffre l’univers prennent chez Empédocle figure d’énergies farouches, de haines vivantes disséminées. Nous luttons un temps, puis une destinée hâtive nous dissipe en fumée.

Empédocle croit aux dieux comme le vulgaire. Mais c’est qu’il tient les dieux du commun pour des forces issues du dieu premier et déchiré. Parmi les hommes mêmes, il en est qui sont des dieux déchus. Et lui-même se sait un tel dieu tombé, qui pleure sur son exil dans un séjour inaccoutumé. Il maudit la vie, puisque vivre, c’est tuer. Son sentiment a pénétré jusqu’à la grande compassion de l’univers qui sanglote dans la religion grecque et dans le mythe de Dionysos.

Il se peut que Nietzsche n’ait pas deviné la sentimentalité mystique d’un Parménide. Il a préféré ne pas s’arrêter aux grandes allégories féminines, Moïra, Ananké, Diké, multiples de nom, mais identiques par le sens, qui, selon ce redoutable dialecticien, mènent le monde. Il a donc oublié cette force d’amour qui, dans Parménide, emporte tous les êtres vers le féminin qui les complète. Il né l’oublie pas pour Empédocle. Pour des êtres jetés par leur naissance même dans une vie de déchirement,