Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/201

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sistent, au moment où on a l’idée de léser le prochain, à s’imaginer vivement ce qui arriverait si le prochain nous lésait, et à reculer devant cette image. Dans ce conflit des images émotives, la douleur personnelle, que nous prévoyons comme une conséquence lointaine, peut remporter sur la joie de faire souffrir. Il s’ensuit une sélection des mobiles d’abstention, et ces mobiles se fortifient par la coutume. Le souvenir abrégé de ces mobiles, quand se sont effacés le calcul et l’expérience qui les a consolidés, le devoir, se réduit à un simple concept, conmie les concepts qui définissent les catégories d’objets où se heurte notre toucher. Nous incorporons à ce concept le souvenir atavique des émotions anciennes, et nous suivons ce concept parce qu’il s’accompagne d’une sentimentalité agissante [1]. Mais il va sans dire que les mobiles vrais de l’acte ne sont pas inscrits dans le concept, étant émotifs. Les mobiles vrais d’une action morale sont donc toujours masqués. Et déjà se dessinent ainsi chez Nietzsche, dès l’époque schopenhauérienne, les principes d’une casuistique morale, qui, sous le mensonge brillant, cherchera les motifs obscurs d’égoïsme. Il apparaît que la morale, comme la science, n’est qu’une possibilité de vivre. Il faut l’estimer à son prix dans la misère universelle, et il faut avoir un sourire même pour cette vanité de l’homme qui aime à travestir en désintéressement, c’est-à-dire en liberté, des vertus qui gardent encore le souvenir atténué d’un esclavage si ancien que nous n’en sentons plus la chaîne.

2. La moralité supérieure. — Mais de même qu’il y a un savoir au-dessus du savoir vulgaire, c’est-à-dire le savoir génial ou philosophie, ainsi il y a une moralité au-dessus de la moralité vulgaire, une vertu géniale qui est

  1. Gedanken, 1870, §§ 40, 61, 143. (W., IX, 77, 104, 200.)