Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/225

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collective, par delà la région consciente qui aperçoit la lumière intérieure comme réfractée dans les formes multiples de l’espace et du temps [1].

Pour les génies, le monde des sens n’existe pas. Il n’existe pour eux que les images qui émergent de la soulfrance humaine et universelle [2]. Cette réalité est, à leurs yeux, plus vraie que la réalité des sens, et c^est à cette réalité immatérielle et profonde qu’ils dédient leur vie. C’est elle qu’ils traduisent en un langage émouvant et consolateur, s’ils sont des artistes, et pour elle qu’ils meurent, s’ils ont le don de sainteté. Ainsi l’on peut dire que le génie ne vit pas d’une vie personnelle. En son privé il peut avoir une destinée étroite ; mais sa pensée n’habite pas les cloisons étroites de sa vie vulgaire. Il vit dans un rêve éveillé et dans un vouloir pur ; et il participe ainsi des destinées mêmes de la race. C’esttout son peuple qui pense par lui, et peut-être toute l’humanité.

En s’exprimant ainsi, Nietzsche ne croit pas s’exprimer de façon métaphorique. Les différences qui tiennent à l’espèce, au temps, au nombre, sont factices. Le génie est donc le peuple même fait homme. Il prouve qu’il y a, au-dessous la conscience individuelle et du vouloir égoïste, un rêve continu et un effort solidaire en qui seul se réalise l’humanité intégrale. Cette démonstration et cet épanouissement de soi, l’humanité y travaille sans relâche. Peu importe qu’elle n’y parvienne qu’en un petit nombre d’hommes et en de rares moments, puisque le nombre est apparence pure. Par delà des siècles, les génies se parlent dans une conversation que rien n’a jamais interrompue. La continuité de leur pensée est assurée par le travail obscur qui s’est perpétué dans les foules. Les mul-

  1. Der griechische Sklave und die Arbeit, § 8. (W., IX, 145.)
  2. Fragmente, §§ 141, 142. (W., IX, 200.)