Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/229

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mémoire impersonnelles étaient autrefois des régions transcendantes à la réalité du monde des sens. Le platonisme schopenhauérien de ce système juvénile en fait une contrée lumineuse où ne pénètrent nos âmes que par une révélation privilégiée. La vision sensible n’a plus de part à cette intuition immédiate ; et les objets qu’elle perçoit ne sont que les ombres que projette dans la caverne cette clarté venue de plus haut. Aux approches de 1876, la réalité ondoyante des forces naturelles s’écoule sans doute sous l’aperception des sens qui n’en saisissent qu’une partie. Mais il suffît de cette vision sensible intensifiée, intériorisée, élargie par l’extase, pour pénétrer jusqu’à la vie profonde des choses.


Ayez, nous dit alors la philosophie de Nietzsche, ayez cette audace pour votre salut : laissez le fragment de nature et de vie, éclairé d’une lumière si triste, que vous semblez connaître seul. Je vous mènerai dans un domaine qui est aussi le réel. Vous me direz vous-même, quand vous retournerez de ma caverne à votre clarté, quelle est la vie la plus réelle ; vous me direz où est vraiment la clarté, et où est la caverne. La nature au-dedans est plus riche, plus formidable, plus bienheureuse, plus terrible. Vous ne la connaissez pas, la vivant comme vous faites d’habitude. Apprenez à redevenir nature vous-mêmes, et à vous transformer avec elle et en elle par la magie de mon amour et de ma flamme [1].


Cette vue de la nature est, pour Nietzsche, libératrice. Il sentait en lui une vocation d’éducateur que sa philosophie schopenhauérienne anéantissait. Comment agir sur les hommes, si leur « caractère intelligible » est pré formé de toute éternité ? Dans la mémoire impersonnelle et dans l’impersonnel vouloir sont dessinés d’avance les schèmes

  1. Richard Wagner in Bayreuth, § 6. (W., I, 536.) Cela est dit de la musique. Mais l’extase musicale est une révélation philosophique véritable.