Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/254

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tisme moral, la couleur de notre milieu pour nous masquer au regard des appétits fauves qui rôdent autour de nous. L’inculture actuelle vient de ce que nous nous attardons, en pleine aisance, en pleine exubérance de production tranquille, dans cette prudence des âges dangereux. Il est resté, de cette époque, à tous les hommes un fond de couardise morale et de paresse, dans la douceur généralisée des mœurs. Protégés par un droit coërcitif, il y a un dernier monstre dont ils s’effraient et se cachent, un grand inconnu intérieur autour duquel ils élargissent un cercle d’épouvante : cest ce je ne sais quoi qui monte dans leur conscience, et qui est leur propre génie.

Il faut fixer notamment ce point de doctrine, comme le centre immobile de tout le système changeant des idées de Nietzsche. Schopenhauer avait eu la même croyance, mais il avait désespéré de la fonder en droit. Emerson l’avait constamment prêchée, mais sa prédication s’enveloppait d’une flottante buée de mélodieuse rhétorique. L’individualité en nous est irréductible, unique et toujours neuve. Cette nouveauté, qui se recrée sans cesse, lentoure d’un charme aussi redoutable que mystérieux. Nietzsche s’émeut d’admiration et de mélancolie devant cette grande énigme. Il est le penseur immensément attendri de la virginité éternelle des êtres.

Une grande idée, celle de valeur, s’introduit par cette émotion, dont il est envahi quand il se représente toutes choses comme uniques, éphémères et impossibles à reconstituer une fois détruites. Tout de suite, il trouve à cette idée une pesanteur émotionnelle pareille à celle qui nous effraie dans l’idée d’éternité. Voilà pourquoi il songe, dès 1874, à unir les deux idées d’individualité passagère et d’éternité, dans cette hypothèse des Pythagoriciens, pour qui, « dans un retour éternel, et quand la constellation des corps célestes s’est reproduite pareille à elle-même.