Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/257

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Il n’est que de fuir ou de se courber. Mais de quel droit Nietzsche dira-t-il que ces hommes massifs, menés par des appétits brutaux, sont des « fantômes » sans consistance ? Et quoi de plus réel que la vie impétueuse qui les lance en avant ?

On concevait l’appréciation de Nietzsche au temps de son schopenhauérisme pur. Dans cette philosophie, il allait de soi que les satisfactions informes ou les espoirs bas de la foule restent en deçà de la pensée peut-être irréalisable qui s’allume dans une âme d’artiste, d’ascète ou de héros. Mais, s’il s’agit de l’adaptation à la vie, quoi de condamnable dans le genre de vie grossier du peuple, puisqu’il réussit ? On touche certes ici à l’une des obscurités du système en voie de transformation, à l’une de ces impossibilités où se heurte tout biologisme moral et qui obligeront Nietzsche à l’approfondir jusqu’à en faire une métaphysique de la vie, une métabiologie.

Dans sa forme embryonnaire, on reconnaît pourtant certains caractères qui dessinent déjà la doctrine future. Un saint, un philosophe, un héros, un artiste, approchent plus près du foyer de l’universel vouloir. L’œuvre de ces hommes, pour être immatérielle, n’en a pas moins des fondements dans ce qui ne périt point. C’est là une vérité que le réalisme lamarckien de Nietzsche ne répudiera pas. Elle signifie que les grands hommes, ascètes ou héros, penseurs ou artistes, disposent d’une réserve immense d’énergie. Voilà par où ils importent à la sélection. La robustesse durable est une des qualités qu’il faut emmagasiner dans la race ; et peut-être l’activité grossière des troupeaux humains suffit-elle à fixer dans leurs organismes cette qualité. Mais la variation ascendante de l’espèce est assurée par une élite, que son énergie intensifiée désigne pour une vie plus forte et plus dangereuse. L’arbre des espèces dure par ses racines, mais il