Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/278

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explorer le monde comme par une sorte de grande génialité collective. On sent déjà poindre dans la première philosophie de Nietzsche les théories qui le conduiront à considérer comme garant de la civilisation non le génie artiste, mais la « liberté de l’esprit », nourrie de réflexion critique. Il faut, pour cela, que le savant se guérisse de trois maladies mortelles de croissance ou de sénilité : 1o le préjugé déterministe ; 2o le préjugé historique ; 3o le préjugé de l’humanisme.


I. — Le préjugé déterministe.


Ce n’est pas une médiocre innovation chez Nietzsche que d’avoir compris que la philosophie ne peut se renouveler qu’en partant des sciences positives, tandis qu’on avait, voulu jusque-là aborder les sciences en y intégrant une philosophie toute faite, voire une religion. Pourtant les sciences, à leur tour, devront accepter la discipline de la philosophie, comme « médicatrice de la vie ». L’hostilité de Nietzsche contre David-Friedrich Strauss vient de ce que Strauss, pour philosopher, tirait de la science naturelle un résidu popularisé qui s’appelle « matérialisme ». Tout de suite il froisse Nietzsche dans ses convictions les plus vieilles, dans son anti-déterminisme, solide depuis Pforta, et inspiré alors d’Emerson, mais fortifié par une philosophie personnelle depuis.

Cette science d’aujourd’hui, qui assimile l’univers à une machine mise en mouvement par l’inéluctable marche de ses pistons et de ses bielles, répugne à Nietzsche, non seulement parce qu’il la croit fausse, mais parce qu’il la juge avilissante. Il faudrait bien admettre le déterminisme, s’il était la vérité ; mais ce ne serait pas une raison de le glorifier. Cette piété des matérialistes pour leur univers brutal, Nietzsche y voit une nouvelle forme de servilité.