Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/279

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L’enchaînement des causes n’équivaut pas encore à une raison. Devons-nous justifier le fait parce qu’il est nécessaire ? Le trouver rationnel, parce qu’il est arrivé [1] ?

Voilà l’optimisme bas que Nietzsche attribue à toute la science positive et qu’il n’accepte pas sans révolte. Toute la raison d’être de sa philosophie consiste à distinguer entre les faits et la valeur que les faits ont au regard de l’esprit. Il veut que les individus et les États aillent à la mort plutôt que de vivre une vie qui ne vaudrait pas d’être vécue. Aussi, de toutes les philosophies, celle qui soulève le plus complètement la protestation de son instinct, c’est la philosophie du succès, parce qu’avec les faits qui s’imposent, elle prétend aussi nous imposer l’adhésion morale à ces faits.

Alors, Nietzsche précise sa contre-attaque. Il ne défend pas au savant d’user de la conception déterministe. Mais sa théorie de la connaissance nous a fait voir que le déterminisme n’est qu’une ingénieuse construction de l’esprit. Comme c’est nous qui l’avons faite, ce n’est pas à elle à nous asservir [2]. Ce qui s’enchaîne avec nécessité, ce ne sont pas les faits, ce sont les concepts et les prévisions que nous en formons. Voilà où Nietzsche s’enhardit à formuler une de ses doctrines les plus secrètes, et celle qui fut appelée à transformer davantage toute sa pensée [3]. Il n’y a dans la réalité des choses qu’un remous infini d’actions et de réactions de fait. On ne peut prendre qu’une mesure très approximative de leur intensité et de leur durée. Des ondes d’énergie se croisent en tous sens. Nous sommes au centre de cette houle. Les ondulations les plus régulières nous paraissent former des courants de causes

  1. David Strauss, der Bekenner, §, 6, 7. (W., I, 213, 223.)
  2. V. plus haut, p. 188 sq.
  3. Unzeitgemässe Betrachtungen, § 280, posth. (W., X, 414.) « Ich will einmal sagen, was ich alles nicht mehr glaube, — auch was ich glaube. »