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chera la décadence de la philosophie, mais à l’esprit socratique. Comme les romantiques dont il sort, Nietzsche estime que la détestable pensée socratique et euripidéenne ne font qu’une même pensée et qui remonte plus haut que Socrate et plus haut qu’Euripide[1]. La plus claire lumière qui s’élabore dans notre conscience pour nous orienter dans le réel et dans le dédale intérieur, c’est la logique. Le plus haut éclat qui rayonne de notre pensée peuplée d’images, c’est ce faisceau d’images abrégées que constituent des mots bien sériés. Tout naturellement, les visions apolliniennes, qui se dressent dans la tragédie et se précisent en figures plastiques, en viennent à exprimer par des paroles intelligibles le sens de leur attitude douloureuse. Puis le spectacle s’anime. Le drame met en scène plusieurs personnages. Ils sont aux prises. Ils discutent. Aussitôt, c’en est fait de la grandeur tragique.

Nietzsche signale chez Sophocle déjà cette « fuite » de la musique[2]. Ses caractères, sa conception d’ensemble sont musicales ; mais déjà le dialogue prédomine, et le dialogue est l’ennemi du tragique. Dès que plusieurs personnages conversent, commence l’ἀγών des Grecs, la rivalité, mais à coups de langue. La pitié cède le pas à la joie toute rationnelle que donne mie joute de paroles. Le héros discute sa douleur, et il ne faut pas qu’il reste à court d’arguments. Ce tour dialogué introduit dans la tragédie quelque chose des mœurs des classes moyennes. Il se fait une sélection des idées, qui est le symptôme d’une sélection sociale. Mais cette sélection a été ici une régression. Une sagesse triviale remplace les paroles

  1. Jules Girard, Le sentiment religieux en Grèce, 1869, p. 424, disait aussi d’Euripide : « Curieux, inquiet, plus porté vers la philosophie que vers la religion, il n’a ni la sérénité de Sophocle, ni la profonde émotion religieuse d’Eschyle. »
  2. Einzelne Gedanken, 1870-1871, § 208. (W., IX, 264.)