Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/67

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héroïques. Les plus belles héroïnes de Sophocle, une Antigone, une Électre, et son plus douloureux héros, Œdipe lui-même, ne sont pas eîtempts de cette sagesse plébéienne.

Chez Euripide, ce fut pis. Le dialogue se fit limpide, ingénieux, saisissant de pathétique : il fut une leçon dans l’art de bien conduire un raisonnement, que venaient suivre les rhéteurs de métier. L’abnégation la plus haute et les vertus que jusque-là on croyait réservées à des âmes privilégiées, se justifièrent par des raisons. Alors il n’y eut plus de tragique. Il n’y eut qu’une forme nouvelle de la « sérénité » grecque ; et ce présomptueux optimisme du savoir, qui vient de Socrate, triompha. Il n’y eut plus l’inintelligible fatalité, mais un procès en règle des passions humaines. « Toute vertu naît du savoir », enseignait Socrate ; et tout le théâtre d’Euripide, son disciple, proclamait : « L’art aussi est affaire de science. » Aussi Euripide ne comprend-il rien au mystère de la tragédie ancienne, au caractère énigmatique de ses personnages, à sa langue mystérieuse et forte. Il ne comprend que la passion et l’intelligence. Ses tragédies sont des planches d’anatomie minutieuses, où les mobiles du vouloir sont mis à nu. Cette savante préparation, si conforme au réel, le comédien est tenu de la reproduire en un tableau effrayant de réalité.

Ainsi une pièce d’Euripide est passion saignante, mais analysée avec une science indifférente. Elle n’apaise plus son enivrement par son propre rêve. Car elle ne rêve pas ; elle sait. Elle prémédite ses moindres effets de scène. Cette tragédie est écrite pour distraire la curiosité maladive d’un auditeur blasé. Elle n’espère pas communiquer au public une inspiration divine à laquelle elle ne croit plus. Aussi réduit-elle à presque rien le rôle du chœur, dont le verbiage ne peut que se vider de sens