Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/104

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Il faudra du temps à Nietzsche pour apercevoir ce qu’il y a de suspect dans cette lignée d’héroïnes névrosées qui de Käthchen et de Penthésilée va jusqu’aux Kundry et aux Brunehilde de Wagner[1]. Quand ce temps sera venu, Nietzsche ne croira plus aux génies. Il ne croira qu’aux nécessités inspirées ; aux moments d’un court enthousiasme créateur, auxquels succèdent les accalmies dans une vanité grisée à froid par une œuvre qu’elle ne pourrait pas refaire. Cette croyance-là rendra stérile pour Nietzsche l’influence de Kleist. Le Kleist qui a inspiré Nietzsche sur le tard est celui qui a écrit cette « prière de Zoroastre » que Nietzsche n’a pas connue ; celui qui sait que l’homme est garrotté par d’invisibles puissances et qu’il traverse, chargé de chaînes et dans un étrange somnambulisme, le néant et la misère de sa vie. Nous vivons, dira-t-il, dans une réalité intangible et fuyante, qui nous ouvre ses profondeurs pendant de rares minutes d’extase. Il nous faut nous habituer à ce mystère et faire confiance aux dieux invisibles qui y règnent et dont l’action, peut-être elle aussi, est liée à des limites. Dans ce monde fragile et obscur, il n’y a pourtant pas lieu de se soumettre et de se taire. Il nous faut vivre notre vie morale, c’est-à-dire notre part d’héroïsme, dès cette terre, certains que notre effort pourra transformer à la longue la vie terrestre elle-même. Mais cette philosophie qui parle par toutes les nouvelles et tous les drames de Kleist n’annonce-t-elle pas à sa façon la « transvaluation de toutes les valeurs » ?


  1. Nietzsche, Fall Wagner, posth., § 318 (t. XIV, 166).