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deur d’âme. Mais il savait aussi la sauvagerie, la violence basse, l’improbité sournoise dont est capable la passion grecque[1]. Par cette intelligence, il est de ceux qui « montrent le chemin du socratisme. (Ein Wegweiser zum Verständniss des Sokrates) »[2]. « Dans l’agitation qui souleva l’esprit de la réforme, Montaigne marque un recueillement, un moment de calme pour reprendre haleine[3]. » Ces trêves, où l’esprit atteint à la supériorité, Schopenhauer avait enseigné qu’on les doit à une contemplation toute intellectuelle : Montaigne a gravi une des cimes de cette contemplation.

Ainsi le scepticisme de Montaigne enveloppe une affirmation ; et il nous élève d’un échelon dans la culture de l’esprit, parce qu’il n’est asservi à aucun intérêt ni à aucune croyance établie.

La parole empruntée par Montaigne à Apollonius de Tyane : « que c’était aux serfs de mentir et aux libres de dire vérité »[4], paraîtra aussi à Nietzsche « la première et fondamentale partie de la vertu ». La « liberté de l’esprit » nietzschéenne, définie comme un goût de la vérité si rigoureux et pur, que les intérêts les plus hauts de la vie humaine lui doivent céder, a quelques-unes de ses racines dans la pensée de Montaigne. La difficulté de trouver un fondement à la vérité fut la même pour tous deux. Ensemble ils pensaient que le soin de s’augmenter en sagesse et en science, si douloureux au genre humain, constitue pourtant la principale dignité de l’homme. Et ils s’étaient aperçus l’un et l’autre que

  1. V. ce qu’il dit de la férocité d’Alexandre ; de l’injustice de la plèbe athénienne contre les stratèges vaincus aux Arginuses ; de Cléomène attaquant les Argiens en pleine trêve. (Essais, I, 11, 25, 35.)
  2. Der Wanderer und sein Schatten, § 86 (III, 248).
  3. Richard Wagner in Bayreuth, § 3 (I, 512).
  4. Essais, II. 343.