Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/177

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Nietzsche l’a cru et affirmé fortement[1]. Mais en d’autres moments, il attribuait à Pascal la force d’esprit nécessaire pour découvrir, s’il n’était mort si jeune, les raisons décisives qui ruineront le christianisme[2]. Et dans ces moments-là Nietzsche sent plus fortement son affinité avec lui. Individualiste outrancier, il se méprendra parfois sur le sens que Pascal attache à son aphorisme du « moi haïssable ». Il luttera, d’une dialectique serrée, contre le pessimisme « sénile » qui, sous l’apparente abnégation de notre moi, cache le mépris de tout le genre humain[3]. Nietzsche oubliera alors que sa devise la plus courageuse : Was liegt an mir ? a aussi proclamé ce mépris qui engage la vie humaine entière dans l’aventure de la pensée. Un idéal, qui consiste à arracher au monde les hommes et soi-même, « crée la tension intérieure la plus réitérée et la plus inouïe ; c’est une contradiction continue dans les profondeurs les plus intimes, puis une béatitude à se reposer dans des régions au-dessus de nous et dans le mépris de tout ce qui s’appelle « moi »[4]. Voilà la description que donne Nietzsche de l’effort pascalien. Mais quelle description meilleure donner de l’effort propre de Nietzsche ? Et n’est-il pas lui aussi tension interne, besoin de se dépasser, arrachement des hommes et de soi à la fois au monde, et à la façon vulgaire de vivre dans ce monde ? En vérité, Nietzche et Pascal sont des âmes fraternelles ; et il n’est pas étonnant que la pensée de Pascal ait laissé plus d’une trace dans la sienne qui déjà en était si voisine.

  1. Morgenröthe, § 68 {W., IV., 65).
  2. W., XIII, § 800.
  3. Menschliches, II, § 38S {W., III, 177) : « Das Greisenhafteste was je über den Menschen gedacht worden ist, steckt in dem berühmten Satze « das Ich ist immer hassenswert. » — Morgenröthe, § 63, 79 {W., IV, 62, 79).
  4. Morgenröthe, posth., § 277 (XI, 271).