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temps passionnés ; une de ces âmes généreuses qui « dans presque tous les événements de la vie, voient la possibilité d’une action dont l’âme commune n’a pas même ridée »[1]. Elles auraient du remords de ne pas accomplir cette action qui vient de leur apparaître. Il y a en elles de la profondeur et un inconnu effrayant ; et c’est tout cet inconnu qu’il s’agit de rendre transparent. Le fond de ces êtres « c’est un pays où ne pénètre pas le regard des enrichis, le regard des épiciers, des bons pères de famille », et pourtant il faut décrire clairement ce qui s’y passe :

Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti[2].

Depuis Shakespeare aucun écrivain n’avait lutté contre de telles difficultés.

Un Julien Sorel est rempli de tous les rêves de Bonaparte jeune encore. Il met une offensante justesse de raisonnement au service de sa fierté révoltée, et pourtant son ambition fougueuse l’entraîne sans cesse dans de nouveaux pays imaginaires[3]. Stendhal le met aux prises avec des femmes non moins délicates, supérieures d’esprit et courageuses, une Mme de Rénal, et cette admirable Mathilde de la Môle, toute prête, pour un rêve, « à jouer croix ou pile son existence entière[4] ». « Le mot de vertu est bien bourgeois » pour des héroïnes qui obéissent à une loi intérieure si haute. Ce sont des images « tantôt heureuses, tantôt désespérantes, mais toujours sublimes » qui les remplissent ; et elles en sont transformées pour toujours.

Comme la Réformation de Luther…, ébranlant la société jusque dans ses fondements, renouvela et reconstitua le monde…, ainsi un caractère généreux est renouvelé et retrempé par l’amour[5].

  1. De l’Amour, p. 252.
  2. Corr. inéd., II, p. 296.
  3. Le Rouge et le Noir, I, pp. 186, 191 ; II, p. 252.
  4. Ibid., II, p. 95.
  5. De l’Amour, pp. 73, 80.