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que l’État est né de luttes terribles. La physionomie brutale qu’il garde aujourd’hui même atteste un long passé de sanglantes crises[1]. Que son origine et sa fonction première soient une organisation de classe instituée par quelques bandes de proie sur une multitude vaincue, Burckhardt l’admet comme le cas le plus fréquent. L’État accomplit une besogne de force, soit au dedans, soit au dehors : Schopenhauer l’avait dit. Toutes les définitions hégéliennes qui lui demandent de travailler à « réaliser la moralité sur la terre » lui paraissent méconnaître l’infirmité de la nature humaine. La moralité appartient au for intérieur. C’est beaucoup que l’État maintienne par la force le pacte qu’il a imposé aux individus et par lequel il les contraint à observer entre eux une trêve dénuée de violence et de fraude trop évidente[2]. Ainsi l’État a sa justification dans la somme de brutalité qu’il prévient par la crainte. Mais en lui-même il est force, et « la force est de soi le mal »[3]. Il a une tendance naturelle à s’agrandir, à soumettre autrui. Les peuples et les dynasties, dans leur gestion de l’État, sont également avides d’étendre leur domination. Il y a là comme une loi humaine, observée par Burckhardt et que Nietzsche généralise.

Ce que veulent une nation et un État, dit Burckhardt, c’est la puissance. De là les grandes agglomérations des temps modernes, l’État centralisé d’un Louis XIV, d’un Frédéric II. On trouve sans doute des prétextes, la mode est aujourd’hui d’en trouver d’économiques : comme de faciliter le commerce, de concentrer les efforts épars, de

  1. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, p. 29.
  2. Ibid., p. 36.
  3. Ibid., p. 33. Nietzsche dira : « Die Macht, die immer böse ist. » W., IX, p. 152 (fragment de 1870-71).