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simplifier le trafic, de créer ainsi de la liberté [1]. D’autres disent que la civilisation supérieure a un droit naturel à s’assimiler les inférieures, attribuant une mission providentielle aux nations viriles qui se sont assuré l’avantage de la force. Qu’il y ait dans les grandes nations une concentration des ressources et des possibilités d’action que ne connaissent pas les petites, Burckhardt est trop historien pour le contester. La vie sociale est si ingénieuse qu’elle trouve à se déployer même au milieu des ruines et des vastes défrichements que cause le passage brutal d’une grande conquête. La liberté et la culture s’insinuent ainsi dans les interstices que laisse l’œuvre de force. Mais ce que Burckhardt hait, c’est l’hypocrisie par laquelle la nation et l’État se donnent cette mission qu’ils n’ont jamais eue, et tirent gloire de résultats qui ne sont pas leur mérite. Ce qui est le fait de l’État, c’est la passion de s’arrondir, de défier autrui. In erster Linie will die Nation vor Allem Macht[2]. C’est cette « jouissance désolée et vide de la force » {blosser öder Machtgenuss)[3], que l’État donne à ceux qui participent en quelque mesure à sa gestion.

Schopenhauer avait transmis à Nietzsche la notion claire de la vulgarité de l’État, et de cette grossière ou sanglante besogne qu’il accomplit au-dedans. Avec Burckhardt, à présent, l’État apparut comme un monstre froid, avide de déchirements ; et Nietzsche en veut à l’État de son hostilité foncière à la culture. Mais ce grand fait lui imposa : les hommes, quand ils s’associent pour une besogne qui marque dans l’histoire, ne songent qu’à des œuvres de force. Cette remarque reste gravée dans sa mémoire. Il en tirera parti plus tard. Pascal et

  1. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, p. 36.
  2. Ibid., p. 96.
  3. Ibid., p. 94.