Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/310

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primitive éparse dans les campagnes, par villages clairsemés. Pour fonder le synœcisme, le groupement fortifié, condition de toute grandeur future, il fallut abandonner la vie dispersée et rurale auprès des tombes des ancêtres. Ce fut une détresse pour beaucoup. On les y contraignit par des dévastations et des massacres. D’emblée la cité est un amas de douleurs, même pour ses citoyens. Il fallait qu’elle naquît de la sorte pour qu’elle fût fondée dans les âmes plus solidement encore que dans ses murailles. Et poursuivant l’étude de cet enchaînement de faits par lequel la société policée est sortie d’un état de choses primitif par la force, Nietzsche admire ce que Burckhardt constatait impassiblement. Il prend parti pour l’esclavage. Il glorifie ce « marteau de fer », le conquérant (W., IX, 101) qui forge d’un métal servile l’humanité. Cela veut-il dire qu’il soit devenu étatiste, et qu’il tienne pour le régime de la force ? Nous avons déjà vu qu’il n’en est rien. Mais cet État, qui est œuvre de haine et source permanente de misères, comment méconnaître qu’il soit aussi le créateur de la civilisation ? Il la crée par la force, en réduisant en esclavage des hommes qui ne bénéficieront pas de la civilisation qu’ils rendent possible.

La différence éclate entre l’esprit de Burckhardt et l’esprit de Nietzsche dans cette discussion de l’esclavage. Personne n’accusera Burckhardt de sensiblerie. Il sait qu’il n’y a pas eu de société qui ne se soit établie par l’esclavage, et que chez les Grecs il est attesté aussi haut que remonte la tradition littéraire. Ce qui l’étonne, c’est le mépris du travail chez l’homme libre en Grèce, tandis que Nietzsche trouve dans cette préoccupation du loisir intelligent (εὖ σχολάζειν δύνασθαι) une suprême vérification de son pessimisme. C’est avec une sorte de triomphe que Nietzsche analyse cette institution de l’esclavage qui confirme les aperçus les plus sombres de Schopenhauer.