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policée, qui fait qu’en toisant les rivaux et en tâchant de saisir leur faible, on accuse aussi sa propre supériorité[1]. Quand la nation se trouve portée à un haut degré d’intelligence, c’est alors surtout qu’elle invente les formes de la plaisanterie, inconnues à la sensibilité lente et grave des premiers temps.

Dans l’histoire de la Renaissance italienne, Burckhardt reconnaîtra comme une preuve de vigueur et de fantaisie individuelle le haut goût de la plaisanterie et la truculence sardonique. Comment se fait-il qu’à propos des Grecs cette même conjuration contre le sérieux, qui est si loin d’ailleurs de prouver une vue optimiste des choses, lui paraisse non seulement un « changement notable », mais un signe de décrépitude ? C’est que Nietzsche a passé par là, et c’est Nietzsche qu’il cite[2]. La manie de la plaisanterie ininterrompue, capricieuse, simiesque et la recherche fantasque de l’esprit, c’est Nietzsche qui l’avait dénoncée comme un signe de sénilité, comme une vengeance d’esclave effrayé de la vie[3], enfin comme un produit déjà tardif de l’esprit socratique. Mais l’idée que se fait Nietzsche des qualités sérieuses des Grecs à l’époque forte et tragique, peut tenir en peu de traits ; et cette idée lui est personnelle. Il les aime pour le don de la généralisation vaste et pratique, pour leur sens profond de la réalité présente, pour la pitié qu’ils ont de toute vie qui souffre, et parce qu’ils sont remplis du sentiment que la souffrance est générale. Ils ne sont nullement savants. Ils ne fixent pas en notations abstraites, comme les Égyptiens, des émotions, qui dorénavant seraient mortes. Ils ne se souviennent jamais et ne veulent rien apprendre que d’une

  1. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, IV, p. 45.
  2. Ibid., IV, p. 160 ; 400.
  3. Nietzsche, Geburt der Tragödie, § 11. (W., I, p. 80.)