Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/350

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Emerson déjà avait défini les obstacles factices qui entravent la culture de notre moi. Il est d’accord avec tous les moralistes français, quand il dénonce notre peur de l’opinion d’autrui. Nous ne choisissons pas notre religion, notre pensée, notre moralité, nos actes : nous les mendions. La société les choisit pour nous et nous acceptons son aumône[1]. Nous perdons et dispersons notre vie à nous rendre conformes à ce qui n’est pas nous, mais l’usage. Nous sommes des auberges ouvertes à tout venant. La vertu que le monde estime le plus est cette conformité aux opinions du monde[2]. Aussitôt, nous nous conformons. Pour un défaut de conformité, le monde nous fouette de sa défaveur. Autour de nous, des moues renfrognées nous témoignent leur mésestime. C’est un mécontentement qui va jusqu’à déchaîner et à faire grincer des dents les masses brutales qui remuent dans les bas-fonds de la société[3].

Avec une sévérité pareille à celle des chrétiens de l’espèce de Pascal, mais qui se retrouve tout entière dans les grands individualistes tels que Nietzsche, Emerson nous reproche de manquer de résistance devant le nombre, que ce soit la foule élégante des salons ou la multitude ameutée. Car la gravité des concessions que nous faisons ainsi est inimaginable. Pascal disait : « Nous mourrons seuls. Il faut donc faire comme si nous étions seuls. » Pour les individualistes, c’est la vie qui nous pose ainsi le problème tragique. Nous vivons seuls et personne ne peut nous aider à vivre. L’énigme de l’existence surgit devant nous de telle sorte que nous seuls pouvons la résoudre. Nous conformer à l’opinion de la communauté, c’est vicier jusqu’à notre instinct indivi-

  1. Emerson, Self-Reliance. (Essays, I, p. 66.)
  2. Ibid., I, p. 46.
  3. Ibid., I, p. 51.