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duel. Car l’esprit est un ; et un mensonge unique suffit à l’adultérer en son fond. Une fausseté intellectuelle suffit à produire quelque vice dans tous nos actes. Aucune de nos vérités ne sera tout à fait vraie. Aucun de nos actes ne sera tout à fait pur[1]. Et il suffit à Emerson de constater que le christianisme, la vie entière de notre pensée et de notre morale sont conventionnels, pour qu’il soit de ce fait un anti-chrétien, un ennemi de la tradition, un immoraliste. — Mais peut-être est-il ennemi de la tradition d’abord. La faiblesse qui tourne les yeux vers l’opinion d’autrui est celle aussi qui tourne les yeux en arrière. Emerson esquisse déjà la critique de l’état d’esprit « historique » qui sera si fortement dénoncé par Nietzsche, comme la misère mentale des épigones.

Nous ne savons si, comme le croient quelques-uns, il faut compter sur la doctrine nietzschéenne pour un réveil du sens religieux dans le monde. Ceux qui le pensent feraient mieux peut-être de puiser leurs arguments à la source, dans Emerson. Il est sûr pourtant qu’une des raisons pour lesquelles Nietzsche mésestime le christianisme traditionnel, c’est qu’il est un pur résidu historique, où est éteinte la flamme du sentiment originel. Or, c’est ainsi qu’Emerson déjà avait déploré cette débilité de l’âme qui n’ose écouter Dieu qu’à travers la phraséologie de quelque David, de quelque Jérémie, de quelque Évangile.

À la vérité, tout Credo est une servitude. Qu’un homme vienne, tel que Luther, Calvin ou Swedenborg : il a pu reclasser toutes les pensées, et cette besogne a été utile un temps. Mais cette classification devient peu à peu le but, non le moyen, et nous voilà enchaînés[2]. Dès qu’un homme

  1. Emerson, Self-Reliance. (Essays, I, p. 50.)
  2. Ibid., I, p. 47.)