Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/48

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Gœthe’schen Blick) est donc un coup d’œil sur les choses si étendu et une tolérance si robuste qu’elle les comprend toutes, et les approuve, non seulement parce qu’elle les explique, mais parce qu’elle sait les tourner à bien toujours. La grande croyance de Gœthe, c’est que les existences particulières seules sont condamnées, parce que seules elles ont leur limite. Dans l’ordre universel, tout se justifie. Sa religion est ce courageux fatalisme qui affirme légitime la totalité des faits, doux ou cruels. C’est pourquoi Gœthe a pu être l’homme intégral, en qui les sens, le sentiment, la raison, le vouloir se joignaient dans une discipline robuste de naturel émancipé et de liberté de l’esprit. Quand Nietzsche essaya de définir, sur le tard, sa propre notion d’une humanité intégrale, destinée à vivre, avec enivrement, sa vie dans un univers joyeusement accepté, il la placera donc sous l’invocation de Gœthe ; et son « dionysisme » même lui paraîtra gœthéen[1]. L’enthousiasme confus de sa jeunesse a senti et aimé dans Gœthe la sérénité apollinienne. À mesure que sa sentimentalité s’est pénétrée d’intelligence, il a mieux senti la force bouillonnante que ce calme des formes recouvre et dompte. Heureux instinct, qui a fait mieux apparaître à Nietzsche jeune encore la supériorité de Gœthe vieillard, et qui, dans sa maturité, lui a permis de se rajeunir en se retrempant dans ce qui reste de la jeunesse gœthéenne jusque dans l’ivresse sage du Divan oriental-occidental.

  1. Ibid. « Ein solcher Glauben ist der höchste aller möglichen Glauben : ich habe ihn auf den Namen des Dionysos getauft. » Voir aussi Wille zur Macht, § 1051. — Cela est d’autant plus curieux que Nietzsche reprochait à Gœthe, dans le même texte, de n’avoir pas pénétré jusqu’aux Grecs.