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et Nietzsche tient à ce pessimisme intellectuel que Nietzsche a appelé depuis l’« héroïsme de la vérité ». Il arrive périodiquement, quand les sciences de la nature font un progrès soudain par lequel se modifient les principes généraux de la physique ou de la physiologie générale, que les hommes de sentiment tremblent pour les croyances qui soutiennent la vie morale des hommes. Le xviiie siècle de Leibniz à Werther, est rempli d’efforts pour justifier le monde après toutes les raisons d’en désespérer que le savoir avait accumulées. Schiller est de ceux qui se méfient des forces mauvaises cachées dans le réel. La vie lui paraît un mystère redoutable, qu’il ne faut pas scruter trop profondément. Qui sait le visage de pourriture que nous montrerait la vie dévoilée ? Qui sait s’il n’y a pas crime à tenter cette aventure de connaître la réalité toute nue, comme ce jeune héros de la vérité qui lève le voile de l’idole de Saïs, et succombe de douleur et d’effroi[1] ? Et ce plongeur qui affronte les profondeurs de la mer, fourmillante de monstres, n’est-il pas coupable de sonder d’un regard indiscret ce que les dieux couvrent de ténèbres propices ? Or, la vie humaine est pleine d’horribles secrets comme la vie naturelle. Cassandre, dans la fête qui unit Achille à la fille de Priam, entend déjà le pas du Dieu

  1. Plus tard, en 1886, Nietzsche dira : « On ne nous retrouvera guère sur les sentiers de ses adolescents d’Égypte qui la nuit hantent des temples, embrassent des statues, et veulent à toute force dévoiler, dénuder, tirer à la lumière tout ce qu’on a d’excellentes raisons de tenir caché. Non, ce mauvais goût, cette volonté de la vérité, du « vrai à tout prix », cette folie juvénile dans l’amour de la vérité, — nous en avons assez : nous sommes trop expérimentés pour cela, trop graves, trop gais, touchés d’une trop foncière brûlure, trop profonds. Nous ne croyons pas que la vérité reste encore vérité, quand on lui ôte ses voiles » (Frochliche Wissenschaft, 2e éd., W., V, 10). Il écrit cela quand il a découvert son système illusionniste final, mais il avoue avoir eu « besoin de la vérité sans illusion ». Et ce qui nous importe, c’est qu’il trouve tout naturellement, pour décrire cet enthousiasme du vrai, les métaphores de la ballade de Schiller. — Voir ces mêmes métaphores : Frochliche Wissenschaft, § 57.