Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/60

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tous les êtres. Tous deux ont pensé que l’hostilité des choses, leur difformité agressive n’est que le reflet projeté hors de nous d’une sensibilité barbare encore toute agitée de fureur et d’angoisse. « Dès que la lumière se fera dans l’homme, au dehors de lui il n’y aura plus de nuit ; dès que la paix se fera en lui, la tempête s’apaisera aussi dans l’univers ; et les forces en conflit dans la nature trouveront le repos entre des limites certaines[1]. » Il n’est pas de force monstrueuse au monde, pour une intelligence lumineuse qui sait dominer ses propres impressions, en enseigner la limite, les recueillir dans une forme. L’émotion d’art naît, quand l’homme vit dans cette sécurité nouvelle que lui donne la force dominatrice de son intelligence.

Cette émotion qui, dans une âme affranchie de besoins, se dégage de la contemplation désintéressée des apparences, est donc un signe de force. Il y faut plus de capacité d’abstraire, plus de liberté du cœur, plus d’énergie du vouloir que pour se restreindre à la réalité[2]. Or, la nature vient ici au-devant de l’homme ; elle simule la liberté. L’énergie dont elle déborde est une sorte d’affranchissement. Le rugissement du lion, quand nulle faim ne le tenaille et qu’aucun fauve ne le provoque, est pure dépense d’une force qui trouve de la joie dans son exubérance.

Ainsi en est-il de tous les jeux, de tous les chants des animaux. La nature végétale elle-même déjà se joue et se gaspille comme par bravade. L’arbre épanouit une infinité de fleurs qui ne fructifient point. Il déploie beaucoup plus de racines, de rameaux et de feuilles qu’il ne lui en faut pour se nourrir. Dans cette prodigalité qui dépasse

  1. Schiller, XXVe lettre sur l’Éducation esthétique.
  2. Schiller, Ibid., XXVIIe lettre.