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de ses actes comme le croit Kleist, ce paradis est donc derrière nous ; il est verrouillé pour nous et gardé par un archange, depuis que nous avons goûté à l’arbre de la connaissance. Il nous faut faire le tour du monde, chargés de notre pénible savoir, et redécouvrir une nouvelle entrée de l’Eden perdu[1]. Aucune doctrine n’a été plus propre à pousser Nietzsche dans le pragmatisme, où il aboutira quand la philosophie schopenhauérienne du vouloir-vivre se combinera chez lui avec des notions nouvelles sur la vie puisées dans les biologistes modernes.

Dans cette évolution commune de Kleist et de Nietzsche, les deux premières étapes diffèrent. Kleist a cru en la vérité pour en désespérer ensuite et pour envier alors les artistes qui, à défaut du vrai, absent du monde, se consolent par la beauté[2]. Nietzsche, inversement, s’est reposé d’abord dans l’illusion esthétique et fera ensuite un effort désespéré pour atteindre à la vérité par une intelligence épurée. Tous deux, ces deux phases franchies, garderont le culte de la vie. Chez Kleist, plus voisin de Rousseau, ce culte s’identifie encore avec le culte de la nature.

« Il existe un maître, excellent si nous le comprenons bien, c’est la nature… Fausses sont les fins que n’assigne pas à l’homme la pure nature[3]. »

Mais il se rend compte que nous ne pouvons rien connaître, comme il le dit en formules finalistes un peu attardées, « du planque la nature a projeté pour l’éternité » ; et de toutes les infirmités de notre intelligence, c’est là la plus grande[4]. Notre esprit est fait pour apercevoir un


  1. Kleist, Ueber das Marionettentheater, 1810 (t. IV, 141), déjà connu de Bülow, p. 263.
  2. Kleist, Briefe, 21 mai 1801 (t. V, 222)
  3. Ibid., 16 novembre 1800 ; 3 juin 1801 (t. V, 159, 225).
  4. Ibid., 15 septembre 1800 (t. V, 127), 3 juin 1801 (t. V, 225).