Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/98

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étroit fragment de l’existence naturelle, à savoir notre vie terrestre. Il faut accepter cette vie dans toute sa mobilité. Il faut, avec une résolution vigilante et alerte, extraire le suc de toutes les minutes fugitives : « Celui-là seul qui vit pour l’instant présent vit pour l’avenir » Le sens de la vie exclut la réflexion et le prudent calcul :

« La vie est la seule propriété qui n’ait de valeur que par la mésestime où nous la tenons. Celui-là seul peut en tirer parti pour de grandes fins qui serait capable de la rejeter avec facilité et avec joie. »

Cette « réalité énigmatique, forte comme une contradiction, superficielle et profonde, dénuée et riche, pleine de dignité et méprisable, emplie de significations multiples et insondables », la vie : voilà ce que Kleist nous prescrit d’aimer et ce qu’il nous croit « tenus d’aimer comme par une loi naturelle »[1]. On croirait déjà entendre le style de Nietzsche et ces modulations passionnées d’adjectifs antithétiques, par lesquelles il dira le mystère de la vie « irréfutable », qui est « labeur farouche et inquiétude », « rapidité, nouveauté, étrangeté », et qu’il faut aimer avec bravoure en la bénissant ne n’être pas douce[2].

Une telle croyance, dans Kleist déjà, enveloppe une morale toute réaliste. La plus sûre manière d’intervenir dans le dessein inconnaissable de la nature, de collaborer à cette œuvre d’éternité qui se réalise par l’effort de tous ceux de nos instants où se dépense une vie dénuée de calcul, c’est d’occuper toute la place qui nous a été concédée sur cette terre. « Je limite étroitement mon activité à cette vie sur la terre[3]. » Jamais ce précepte de « rester


  1. Kleist, Briefe, 13 août 1801 (t. V, 245).
  2. Nietzsche, Zarathustra (t. VI, 65).
  3. KLEIST, Briefe, 16 septembre 1800 (t. V. 131).