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fidèle à la terre », que Nietzsche fit sien, n’avait été formulé aussi fortement par un poète spiritualiste. Il n’y manque ni la recommandation aux jeunes femmes de protéger leur cœur comme d’un « bouclier de diamant » par cette pensée : « Je suis née pour être mère » ; ni cette pensée qui voit dans l’effort sacré d’ « élever une humanité noble », capable un jour de nous dépasser[1], la plus haute valeur que nous puissions tirer de notre existence terrestre.

Cette humanité future, Kleist la voulait heureuse autant que vertueuse ; mais il ne savait pas bien définir cette vertu. Il se rendait compte qu’il peut y avoir du crime, du dommage et de la violence enfermés dans plus d’un acte que l’histoire glorifie. Il savait que la vertu terrestre n’est jamais pure[2], et toutefois s’en faisait une image qu’il pressentait comme « une chose grande, sublime, ineffable », pour laquelle il ne trouve ni un mot ni une image[3]. Il faudrait tous les fragments de vertus réunis dans des hommes divers, la magnanimité, la constance, le désintéressement, la philanthropie des plus grands, pour suffire à l’idéal qu’il s’en fait. Ainsi pour Nietzsche, l’élan de notre effort moral sera pressentiment de toute la perfection recelée en l’obscur avenir. Il poursuivra les plus lointains fantômes et s’attachera à des amitiés « en qui le monde est achevé, comme une coupe de bien »[4], Cette morale qui prend pied dans la durée, à force d’audace instantanée, est individualiste autant qu’elle est attachée au réel. On peut redire de la conduite des hommes ce que le jeune poète écrit à un peintre débutant :


  1. Kleist, Briefe, 10 octobre 1800 (t. V, 143).
  2. Ibid., 10 octobre 1801 (t. V, 260).
  3. Ibid., 18 mai 1799 (t. V, 27) ; Bülow, p. 90.
  4. Nietzsche, Zarathustra (W., VI, p. 90).