Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

missionnaires. Ils ne se sentaient pas seuls. Albert Lange, Bahnsen, Dühring, philosophes en ce temps-là chers à la jeunesse, étaient comme eux idéalistes. Nietzsche espérait les gagner. Un journal philosophique naîtrait peut-être où, sous la direction de ces hommes groupés par la pensée schopenhauérienne, se révéleraient des talents jeunes[1]. Une fois le groupement créé, Nietzsche ne doutait pas que son influence n’y prévalût.

L’année 1868 s’écoulait dans ces rêveries, et elle mûrissait des certitudes. On sentait que l’Allemagne chercherait à assurer son avenir ; et, dans cette crise, nos jeunes philosophes avaient à assurer leur avenir personnel. Par leurs hésitations sur une thèse à soutenir, sur une agrégation secondaire proche, qui les remplissait d’épouvante et d’ennui, Nietzsche et Rohde montrent combien est pénible leur lutte contre le réel. La pieuse tante Rosalie, morte en janvier 1867, avait laissé à Nietzsche un petit héritage, qui le mettait à l’abri des décisions les plus humiliantes. Ils s’interrogèrent, et tombèrent d’accord qu’il fallait viser à l’enseignement des Universités. Rohde, sans doute, était moins favorisé, et Nietzsche doutait qu’il pût attendre ; tout compte fait, ils se voyaient impropres à toute autre carrière. Leur passé les engageait et les paralysait. Mais ils pouvaient, de ce point de vue supérieur où les plaçait leur sens artiste et leur philosophie, assumer la tâche de créer un nouvel humanisme[2].

Auparavant, ils comptaient une dernière fois resserrer l’échange vivant de leurs pensées. Ils précisèrent un plan de voyage commun à Paris, dont ils s’étaient souvent entretenus autrefois à Leipzig. Ils emmèneraient quelques camarades, parmi les plus intimes, Gersdorff, Romundt,

  1. Corr., I, 97.
  2. Corr., II, 36, 46, 60.