Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/159

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pourquoi il a osé confier à Gersdorff ses espérances les plus orgueilleuses et ses craintes les plus chimériques.

Les projets de Nietzsche, qui, dans son commerce avec d’autres amis, apparaissent volontiers comme des projets d’art, de science ou de philosophie, prennent figure de réforme morale et pratique dès qu’il parle à Gersdorff. C’est qu’ils s’entretiennent de choses vécues. Ces soubassements d’épouvante sur lesquels repose l’existence, ils les avaient aperçus à la lueur d’événements tragiques[1]. Si, dans leurs entretiens, ils essayent de justifier à leurs propres yeux les raisons philosophiques et religieuses de leur effort, Nietzsche, cependant, devant Gersdorff aimait mieux en préciser la direction vivante que le sens abstrait. Puisque toute vie, tout art et toute pensée plongeaient dans une réalité d’effroi[2], quelle raison avait-on de vivre ? Austère question à poser devant un tel ami. Ils tombèrent d’accord pour penser qu’il faut vivre pour la mission de l’Allemagne dans le monde. Ce que la guerre de 1870 avait démontré, c’est que la substance de la nation allemande était dans son armée. La bravoure allemande, héroïque et réfléchie à la fois, était d’une autre qualité que l’élan français. Elle en différait métaphysiquement. Tous les reproches adressés par Fichte aux peuples latins, à leur agitation de surface, à leur sécheresse d’âme encombrée d’idées mortes, revenaient dans les méditations de ces jeunes teutomanes, que fanatisait l’enseignement wagnérien L’esprit français était une des formes les plus superficielles de l’esprit juif, französisch-jüdische Verflachung[3]. Ce qu’il appellera plus tard « décadence » n’apparaissait encore à Nietzsche que sous la forme de cette civilisation « élégante » et qui vidait de leur contenu les âmes et les peuples.

  1. Corr., I, 174.
  2. Ibid., I, 228.
  3. Ibid., I, 181.