Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/160

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Avec ce jeune officier, il redevenait militaire. « Être guerrier, de quelque façon que ce soit », sera un des préceptes de Zarathoustra. Pour Nietzsche, Gersdorff a toujours été l’exemplaire vivant de cette morale. Obtenir par sélection une race vigoureuse de fauves blonds, la discipliner et l’affiner par une forte culture de l’esprit, voilà où se résumera, dans sa pensée ultérieure, la destinée de la civilisation. Gersdorff pour Nietzsche réalisait cet homme intégral, « ein ganzer voiler Mensch »[1], en qui l’audace des convictions philosophiques n’était qu’un courage militaire intériorisé. Il fut, dans ces premières douze années qui séparent Pforta de Bayreuth, l’ami qui accourut le plus souvent à l’appel de Nietzsche solitaire. Ils se replongeaient alors dans ce qui pour eux signifiait la culture contemporaine la plus haute, par le pèlerinage de Tribschen ; ou bien ils passaient des semaines consolantes ensemble à Gimmelwald près de Mürren, au-dessus du lac de Brienz, en septembre 1871. Bayreuth les a vus réunis en 1872, pour la pose de la première pierre ; et Munich, la même année, pour la première représentation de Tristan. Gersdorff passera à Bâle tout un semestre, avant son voyage d’Italie. Il sera le confident des pensées difficiles, mais aussi l’auxiliaire des besognes humbles, le copiste de la quatrième Unzeitgemässe. Il savait consoler et aider[2] ; et, quand il s’en alla, ce ne fut pas seulement Nietzsche, mais tout son cénacle bâlois, qui se sentît appauvri. Devant d’autres, Nietzsche ne montrait que son intraitable orgueil. Devant Gersdorff, il montrait sa faiblesse :

Ah ! si tu savais, combien découragée et mélancolique est au fond ma pensée, quand je songe à ma faculté créatrice. Je ne cherche

  1. Corr., I, 243.
  2. Ibid., 1, 243, 249.