Il n’y avait pas de pensée où Nietzsche et Rohde fussent plus complètement d’accord. Mais Rohde croyait possible de vivre plusieurs philosophies. Il mit plusieurs années à s’émanciper de Schopenhauer ; et, en 1874, quand il acheva de se détacher de lui, ce fut pour deux raisons : 1° parce que la philosophie de Schopenhauer nie la vie, et que cette conclusion impossible n’est pas dans ses prémisses ; 2° parce qu’elle affirme l’unité invariable des mondes et de la vie ; et que dans une telle unité, il n’est plus possible ni de vivre ni d’agir[1].
Pourtant peut-être est-ce la psychologie de Rohde qui est ici en défaut. Il n’a peut-être pas estimé à sa juste intensité le prodigieux sentiment de la vie qui anime ce pessimisme schopenhauérien, comme il animait les Éléates. La thèse essentielle des mystiques, écrira-t-il en 1877 plus justement, c’est que « le monde aspire à s’anéantir pour que Dieu soit »[2]. C’est selon une logique pareille que Schopenhauer veut détruire toute vie partielle, pour restituer la vie une et totale. Mais est-ce une logique ? Plus exactement, il faut voir là une affirmation du cœur, une allégorie et un mythe, et pour tout dire une « expérience religieuse ». C’est ce que Rohde aperçoit bien, quand il dit qu’au plus haut degré de la liberté de l’esprit, la religion reprend sa place[3].
Était-ce une raison pour la confondre avec l’art, et une réforme d’art réalisait-elle d’emblée une réforme religieuse ? Toute la destinée du wagnérisme tenait dans ce problème. Rohde s’est affranchi plus tard. En 1870, il a cru avec Nietzsche que la religion a de commun avec l’art sa pensée tout instinctive, que ne peut formuler aucune parole. Dans les mystères grecs, les affabulations imagées, les δρώμενα ont un contenu religieux qui ne peut