Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/18

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la plus obsédée d’idées fixes, la réflexion la plus soupçonneusement froide et une logique rigoureuse qui ne pliait pas, même dans l’exaltation.

Chacune de ces facultés avait chez lui la force d’un instinct impérieux. Chacune, à ses heures, se déchaînait avec une impétuosité torrentielle, réduisant les rivales à se résigner, à se laisser étouffer, à s’éteindre. Elles ne se sont unifiées, pénétrée, et fondues qu’à de rares instants, mais mieux à mesure que Nietzsche vieillissait ; et c’est le sentiment de cette harmonie grandissante en lui qui, malgré la maladie qui le mine à l’épuisante suractivité cérébrale, donne son allégresse stoïque à sa démarche finale.

Une biographie ainsi conçue ne peut manquer de décevoir des curiosités, qui aiment à abriter derrière des prétextes dt psychiatrie plus d’un pharisaïsme et plus d’une haine doctrinale. Qu’un ascète martyrisé ait connu des paroxysmes de colère, quand son indignation morale mettait trop à l’épreuve sa résistance nerveuse, qui s’en étonnerait ? Et si la perception exacte qui différencie les faits positifs des simples images reviviscentes, les actes d’aujourd’hui des souvenirs d’hier ou des rêves de demain, si la juste appréciation du réel où, selon Pierre Janet, consiste la parfaite santé mentale [1], a été parfois troublée chez Nietzsche, comment ne pas admirer le parti qu’il a tiré de cette infirmité ? Car nous ne connaîtrions pas sans elle la philosophie la plus idéaliste qu’il y ait au monde, celle qui attache plus d’importance aux valeurs qu’aux faits et qui espéra transformer un jour les faits par les valeurs. L’aspect que prend notre univers, transfiguré par cette lumière nouvelle, a pu secouer Nietzsche, jusqu’aux moelles, d’une frissonnante

  1. Pierre Janet, Les névroses, 1909, chap. L’état mental psychasthénique.