Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/19

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et douloureuse joie. Mais Platon na-t-il pas connu et décrit dans le Phèdre ce « délire sacré » ? Et il n’est pas ignoré de eux qui savent que le tréfonds de l’âme ne se découvre pas à l’intelligence seule. Si on veut en tirer argument contre la pensée de Nietzsche, autant incriminer chez Berlioz la qualité de sa musique, parce qu’il ne pouvait l’entendre sans en être terrassé.

La vie de Nietzsche n’a été que sa pensée marchant parmi nous. Elle l’a tyrannisé. Elle l’a brisé de fatigue et d’émotion. Mais c’est elle aussi qui a toujours redressé en lui l’indomptable vouloir par lequel il a su, lui si fragile, maîtriser sa destinée de douleur, jusqu’à l’aimer.

Cette pensée, qui fond sur lui et l’enveloppe, il faut la voir venir du fond de l’Allemagne. Elle lui arrive, lourde déjà de toute la tradition de sa Thuringe natale, de toute la poésie, de toute la musique, de toute la science allemandes. Elle rencontre, en cheminant, la grande clarté sceptique des moralistes français, et l’absorbe [1]. Toutes les sources de lumière se déversent en elle ; et elle en renvoie le rayonnement, confondu avec le sien, qu’elles amplifient.

Dans les vieux poèmes français, parfois un chevalier, Perceval ou Durmart le Galois, voit surgir au fond des bois un arbre mystérieux, fleuri de flammes sur tous ses rameaux. Ces flammes, ce sont les âmes des morts, destinées à la vie éternelle ; et leur gloire inonde de lueurs tout le taillis [2]. Nietzsche est un tel arbre, qui allume sur toutes ses branches les pensées

  1. V. nos Précurseurs de Nietzsche, livre II
  2. Li Romans de Durmart le Galois, édit. Stengel, 1873, v, 1511 sq.