Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/212

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n’est d’une lecture de Nietzsche ? Car on était « surpris et émerveillé », de voir appliqué à un musicien moderne des théories faites pour y expliquer le drame grec.

Avec douceur alors Nietzsche avertissait Wagner : « N’essayez pas. Vous tentez l’impossible. Vous croyez exprimer une philosophie schopenhauérienne. Les sectateurs de Schopenhauer n’y reconnaîtront pas la pensée de leur maître. » C’est qu’il y avait là une philosophie nouvelle de l’art. On ne pouvait pas la retrouver dans les livres de Schopenhauer, puisque Schopenhauer ne l’y avait pas mise. Elle ne devenait intelligible que si son créateur la dévoilait. Il ne suffisait pas, pour en posséder le secret, d’avoir composé Tristan, il fallait l’avoir compris ; et qui donc comprenait Tristan ? On ne le comprenait pas même à Tribschen. Plus tard, en janvier 1872, quand Nietzsche aura publié son ouvrage complet, Cosima lui écrira :

Vous pensez combien votre mention de Tristan et Iseult m’a émue. L’anéantissement par la musique et la rédemption par le drame, j’en avais, par ce drame dont vous décrivez le caractère unique, eu le sentiment puissant, mais je n’avais jamais pu me l’exprimer. En sorte que, dans ce qui fut la plus prodigieuse émotion de ma vie, vous avez par surcroît apporté la clarté[1].

Or, tout le traité sur La conception dionysiaque du monde, comme le livre sur la Tragédie, qui en est l’achèvement, aboutissait à cette interprétation nouvelle et encore secrète de Tristan. Comment emprunter et utiliser des idées auxquelles manquait leur aboutissement ? On ne le pouvait pas. « Votre écrit est à la fois édité et inédit », fait observer Nietzsche à Wagner, parce qu’il manque à son Beethoven, pour l’éclairer, la conclusion pour laquelle était faite toute cette philosophie de l’art.

  1. E. Foerster. Bioqr., II, 69 ; Wagner und Nietzsche. p. 88.