Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/24

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mit fin au « progrès », aux lumières. Elle fut relayée aussitôt par l’ « ère moderne », la tyrannie de l’argent, la folie furieuse de la technique et du négoce. Plus que jamais, les intelligences et les hommes furent réduits au rôle d’outils. Un énorme mécanisme d’industrie et de trafic obligeait chacun à s’y engrener. Il en sortait une humanité moulue, atrophiée, infirme. Il n’y avait plus de société cultivée. On apprenait une spécialité pour vivre. Il n’y avait plus de lien des esprits. Les foules industrielles déferlaient sans discipline, vêtues de loques et de vieilles croyances. Et sur le tout restait suspendue cette fausse pensée traditionaliste des morales vulgaires, du romantisme allemand et de la Sainte-Alliance de 1815.

À deux reprises, entre 1830 et 1848, entre 1870 et 1889, de grands mouvements d’idées, probes et tristes, reprirent la tache de culture et la tache sociale. Ce fut, en art, le romantisme libéral français, puis, avec Flaubert et Zola, l’impressionnisme naturaliste. Dans l’action, ce fut le socialisme, venu d’abord de France et d’Angleterre, optimiste alors et plein de rêves, mais, chez les Allemands, sinistre et hanté de fiévreuses convoitises. Les hommes imbus de ces doctrines prétendirent honnêtement, les uns décrire, les autres servir la nouvelle humanité. Mais, en la servant, ils s’en faisaient les complices. Par compassion, ils l’aimaient jusque dans sa laideur, et ainsi exaspéraient ses vices. Tous les artistes, de Victor Hugo et de Richard Wagner à Zola, tous les réformateurs de Saint-Simon à Marx, flattaient les goûts brutaux des multitudes. Pour comble, les vieux pouvoirs, les Églises, les États, surtout sous Bismarck, se faisaient démagogues. Ainsi la « modernité », la répugnante inondation « de sable et de mucilage, où consiste la présente culture des grandes villes », emportait toutes les digues.