Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/23

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Entre l’être profond de l’homme et son effort, entre le réel et l’idéal, entre le périssable, le progrès et l’éternel, il s’agit de trouver une soudure.

Depuis Luther, ce gouffre s’était rouvert plus béant. L’homme grandissait, lézardé dans l’âme, déchiré dans ses instincts par sa science parcellaire et par son industrie spécialisée. L’humanité était pantelante de luttes religieuses, de luttes nationales, de luttes de classe. La vieille société chrétienne, qui avait connu une unité forte de l’âme et une robuste ossature sociale, mourait dans ce déchirement.

Une dernière grande synthèse avait été essayée : la monarchie éclairée du xviiie siècle. Une grande idée, issue des sciences et de l’industrie nouvelles, l’idée de progrès, semblait destinée à rapprocher le réel de l’idéal et à refaire l’intégrité humaine. Une société, aimablement païenne, avait donné à l’élite entière une éducation délicate du goût ; et toute l’activité artisane, par une main-d’œuvre épanouie dans une foule d’arts mineurs, avait réalisé, pour la vie de cette élite, le décor le plus intimement harmonieux.

Court et charmant siècle païen qui enfante un dernier grand poète, Gœthe. Ce poète a pressenti toutefois la catastrophe révolutionnaire, compris l’effort insatisfait de la pensée et le puissant désir des foules qui l’avaient provoquée. Mais cet effort des multitudes, déchaîné dans vingt-cinq ans de révolution et de guerres, Gœthe l’a voulu créateur et discipliné, afin qu’il fût digne d’être roi. C’est pourquoi il a tant admiré Napoléon. lia essayé alors, dans son Wilhelm Meister et dans son Faust de se représenter la grandeur de la civilisation industrielle, l’unité sociale nouvelle et la nouvelle intégrité de l’homme.

Gœthe a dû abdiquer dans le renoncement. Un Moyen-Âge factice, la Restauration, qui en Allemagne dura cinquante ans,