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à la mesure de ce grand professeur. Elle exigeait « un cœur passionné pour la matière à enseigner et jour les hommes à qui on l’enseigne ». Nul n’a eu à ce degré la divination des talents. Il savait à merveille désigner les questions qui convenaient aux forces de chacun ; et, plein lui-même de projets sans nombre, il cédait de sa richesse à tous avec une prodigalité somptueuse. On lui demandait le secret de cet attrait sévère qui ensorcelait la jeunesse, il répondait :

Quand je devine chez un jeune homme un talent qui a peine à se dégager, je le prends à part. Je lui fais un discours qui n’a rien de tendre, et je conclus : « Vous pouvez, donc vous devez. » Il est rare que ce moyen échoue.

Il donnait à chacun le sentiment de sa force personnelle et inculquait à tous cette notion d’un « idéalisme intellectuel », supérieur à l’idéalisme moral même le plus élevé. Il les passionnait par cette qualité d’âme nouvelle, qui s’ouvrait en eux par la probité scientifique. Puis, en temps utile, il se retirait. Il ne tenait plus en lisière ceux qui étaient mûrs.

La marque d’un vrai maître est qu’il forme des élèves meilleurs que lui-même, et qu’il éprouve de la joie à avoir de tels élèves[1].

Comment Nietzsche n’eût-il pas été séduit par ce maître subtil et artiste et par ce Thuringien qui, jusque dans la besogne quotidienne, réalisait une réforme intellectuelle et morale ? Ritschl sut reconnaître tout de suite la nature particulière de son élève. Il prit par l’amour-propre une nature si facile à piquer d’émulation. Tout jeune en effet, Nietzsche avait déjà une façon très libre et personnelle de travailler. Jamais il ne prit de notes suivies. Il apprit de ses maîtres peu de savoir

  1. Ibid., t. V, p. 31.