Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
76
LA FORMATION DE NIETZSCHE

positif : il aima mieux apprendre d’eux la maîtrise. Son instinct profond d’éducateur sentait qu’il n’importait pas tant d’alourdir son bagage scientifique que de s’initier à l’art de construire la science et de la faire passer dans les esprits.

Certes Nietzsche ne négligeait pas l’érudition. Mais il voulait l’acquérir par son labeur propre, et ne se fiait dans son choix qu’à son instinct. Il mettait sur les dents les bibliothécaires de l’Université et de la ville par le nombre et la difficulté des recherches qu’il leur imposait. Souriant, Ritschl surveillait cette indépendance. Car tout ce que tentait ce débutant impétueux portait la marque ritschlienne. Par Ritschl il prit le goût de la sévérité sans réticence, dure à elle-même et qui exige dans la science la perfection comme allant de soi. C’est de Ritschl que Nietzsche apprit la beauté d’une pensée enclose dans la forme la plus sobre et employée uniquement à interpréter une documentation bien coordonnée. Dur dressage pour un sentimental Imaginatif d’une nervosité aussi intempérante. Il en a fait l’aveu, « mais à la fin il fut comme les matelots moins sûrs de leur démarche sur la terre ferme que sur le navire ballotté »[1].

Il est certain que, sous cette discipline, Nietzsche réfléchit profondément aux méthodes qui permettent de transmettre la culture de l’esprit. Il n’est pas de problème qui importe davantage à la civilisation. Les décadences viennent de ce que le secret de transmettre intacte une culture s’est quelquefois perdu. En petit, le moindre « séminaire » d’Université est une civilisation qui essaie d’assurer les conditions de sa durée. Ritschl le savait bien, et pour cette raison aimait à voir ses étudiants se grouper en petites sociétés, où les aînés initiaient au travail les

  1. Lettre à Mme Ritschl (juillet 1868). — Corr., III, 52.