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LA FORMATION DE NIETZSCHE

Il prenait part, comme choriste, à la société des concerts du professeur Riedel, et étudia ainsi la Passion selon saint Jean de Bach et la Missa solemnis de Beethoven. Les blessés de Sadowa bénéficièrent de ces concerts donnés à la Nikolaïkirche au lendemain des batailles[1]. Pourtant, ni ces initiatives d’art, ni les événements politiques ne gênèrent la rédaction du Théognis ; et la vocation de Nietzsche n’en fut pas changée. Une révélation d’une autre sorte faillit tout compromettre : celle de Schopenhauer.

L’illumination fut soudaine, comme celle de Malebranche découvrant Descartes. Un livre trouvé dans la boutique du bouquiniste Rohn, son premier logeur, l’attira magnétiquement. « Je ne sais quel démon me souffla : Emporte ce livre[2]. » Il le lut, et se trouva un autre homme. Ou plutôt il avait vu clair en lui-même. Il sentit en lui l’orgueil qui enivrait les premiers chrétiens après le frisson de la conversion : l’orgueil de se sentir différent, et meilleur, et seul initié. Son sang thuringien de réformateur s’embrasait. Cette ambition éducatrice qui l’avait toujours poussé et qu’il avait crue d’abord celle d’un prédicateur, puis celle d’un professeur, se trouvait être celle du philosophe qui veut légiférer pour une civilisation. Ritschl avait, pour un temps, fixé sa mobilité par la précision des méthodes. Devant Ritschl, il s’était senti petit. À présent, contre Ritschl lui-même, il trouvait un appui. La réforme ritschlienne ne visait qu’à faire des esprits lucides. La méthode de Schopenhauer permettait de changer les hommes dans leur profondeur. Voilà la pensée secrète que couva désormais son courage humble, ombrageux et irrité.

Une intelligence vive, mais trop vagabonde, éclai-

  1. Corr., V, 131.
  2. E. Foerster, Biogr., I, pp. 231-243.