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LA FORMATION DE NIETZSCHE

Leipzig, et l’autre parce qu’elle était contraire au sens commun ? Il crut avoir affaire à ces « professeurs de philosophie » insultés par Schopenhauer ; et, plein d’une révolte sans élégance, il dénia à la Faculté de philosophie la faculté de philosopher :

La vérité a rarement sa demeure aux lieux où on lui a bâti des temples et où l’on a consacré ses prêtres[1].

Puis il prit la résolution de suivre seul son chemin dans la recherche de la vérité. Et quand il la prit, il se connaissait mal. À coup sûr Schopenhauer était pour lui un de ces secrets refuges, où il abritait sa rêverie de promeneur solitaire[2]. Il confiait au fidèle Gersdorff sa foi jeune ; et déjà cherchait le moyen de conformer sa vie à sa doctrine. Toutes choses à présent, il les voyait du biais schopenhauérien. Le stoïcisme de Sénèque le lui rappelle[3]. Le romancier Spielhagen, dans le roman d’In Reih’ und Glied tout rempli du souvenir de Lassalle, l’émeut parce que les héros y sont poussés « à travers la flamme rouge de la Sansara jusqu’à cette conversion du vouloir », où consiste avant tout l’état d’âme pessimiste[4]. Puis soudain son besoin de prosélytisme le ressaisissait. Il avait prêché la méthode scientifique de Ritschl : à présent il devenait le tourment de ses amis par son insistance métaphysique. Il se réjouit de fonder autour de lui une « franc-maçonnerie » sans insignes, sans mystères et sans formules ; un « club », une petite église fervente et secrète. Un à un, il convertissait ses camarades ; les plus anciens d’abord, ceux de Pforta, le fidèle Gersdorff, le philosophe Romundt et Kleinpaul[5].

Avec l’instinct sûr du névrosé qui cherche dans une

  1. Corr., I, 81.
  2. Ibid., I, 25.
  3. Ibid., I, 67.
  4. Ibid., I, 89.
  5. Ibid., I, 82, 124.