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resserraient leur estime mutuelle. Qui fut le chef ? Erwin Rohde montrait combien les recherches de folk-lore et d’ethnographie, inaugurées à l’Université de Leipzig par Oskar Peschel, étaient propres à renouveler l’interprétation des religions évoluées. Il garda en pareille matière une avance que Nietzsche n’a pas rattrapée, malgré la tentative qu’il fit, à l’époque où il médita sur les cultes grecs et sur la généalogie des croyances morales[1]. En revanche, Nietzsche gardait la supériorité musicale et métaphysique. Les ressources de culture musicale que Leipzig offrait si abondamment, Nietzsche seul les lui a ouvertes. Et aux soirs où Nietzsche s’abandonnait à ce don d’improviser sur le piano qu’il eut si magnifique, Rohde sentait la supériorité d’une âme créatrice sur une intelligence qui, malgré toute sa vigueur, n’avait que la nostalgie de l’art et non le talent artiste[2].

Leurs pensées se sentirent d’accord jusque dans leurs sonorités les plus profondes, quand Nietzsche eut initié Rohde à Schopenhauer. Ça été la grande harmonie morale qui a traversé leur amitié ; et c’en a été le péril. Car cette amitié a dû se rompre en dissonances douloureuses, le jour où une commune conviction philosophique lui a manqué. L’accompagnement d’une croyance identique a, pendant longtemps, effacé tous les désaccords. Ils aimaient en Schopenhauer, non sa doctrine, mais, chose étrange et significative, sa personnalité surtout, qui subsiste à travers les faiblesses de la pensée ; cette énergie du vouloir, plus forte que la construction intellectuelle par laquelle il réussit à exprimer son âme[3].

À coup sûr, il y a beaucoup de spleen originel dans

  1. Crusius, Ibid., p. 20.
  2. Corr., II, 4. — Crusius, p. 27.
  3. Corr., II, 4, 25, 61, 80, 95, 114.